TÁC GIẢ
TÁC PHẨM



. Sinh năm 1944
. Tốt nghiệp Học Viên Nghiên Cứu Chính Tri tại Paris (1968)
. Tiến sĩ Xã Hội Học (Paris, E.H.E.S.S - 1981).
. Giáo Sư , Nghiên cứu về Văn học Á Đông

. Hiện làm việc tại Viện Nghiên Cứu về Đông Nam Á tại C.N.R.S Université de Provence - Aix en Provence, Marseille - Pháp.
















LE PINCEAU, LA PLUME ET LE SOUCI DE SOI

(Pour une sociologie historique des contacts littéraires entre la France et le Vietnam)


« J’entreprit ma propre éducation littéraire sur les quais de Paris, entre les boîtes de bouquinistes. Je suis devenu écrivain de ton expression, Occident .J’en poussait l’expression jusqu’à faire mien les problèmes de ton langage : recherches formelles ayant trait à la mélodie intellectuelle, au sens exquis, à la résonance inconnue, aux rapprochements physiques, aux effets d’induction de tes vocables ! J’ambitionnais même de remonter à la source de ton esthétique . J’étais ce qu’on appelle un rôdeur de confins .

Pham Van Ky, Frères de sang


Cette profession de foi que Pham van Ky place en 1947 dans la bouche du narrateur de Frères de sang, mais dont le caractère autobiographique est évident, rend compte du choc culturel que fut pour les écrivains vietnamiens la confrontation avec la littérature française . En effet, de 1862, date de l’installation de la France en Cochinchine, à 1945, année du coup de force japonais et de la naissance de la République démocratique du Vietnam, la littérature vietnamienne connaît un bouleversement profond . A travers la littérature française le modèle littéraire européen se substitue progressivement au modèle chinois . Cette évolution n’est pas propre au Vietnam . Avec des rythmes et des modalités diverses, depuis la fin du XIX° siècle, en Chine, au Japon, en Corée et dans les divers pays d’Asie du sud est, l’influence de l’ Europe et de sa culture contribue à désenclaver le monde et à faire éclater les règles figées des sociétés traditionnelles notamment dans le domaine de l’art et de la littérature . Au Vietnam cette grande mutation qui affecte l’écriture, la langue, les genres et les thèmes littéraires s’effectue en trois étapes . La première étape, de 1862 à 1913 est celle du remplacement du chu nôm, transcription de la langue vietnamienne au moyen d’idéogrammes, par une écriture alphabétisée, le quôc ngu . La période suivante, 1913-1930 est celle de l’acculturation à la langue et à la littérature française . C’est le temps des linguistes, des critiques littéraires des essayistes et des traducteurs . Les années 1930-1945, troisième et dernière phase du processus voient se multiplier les créations et s’accélérer les mutations . Dans une langue assouplie et libérée des normes littéraires du chinois classique les prosateurs s’initient à des genres inconnus de la littérature ancienne, la nouvelle et le roman à l’occidentale ; les poètes s’affranchissent de la métrique Tang . De nouveaux thèmes apparaissent, au premier rang desquels la libération du « moi », l’exaltation de l’individu en révolte contre la morale confucéenne . Cette révolution littéraire affecte aussi le statut des créateurs et leur relation à la société . C’est dans le Vietnam des années trente, lorsque se constitue véritablement un champ littéraire, que l’on assiste, trois cent ans après la France, à la « naissance de l’écrivain » .

Cette révolution littéraire sous influence coloniale est libératrice pour la langue et la littérature du Vietnam . Cette dernière, après une période d’apprentissage et d’imitation parfois un peu servile s’émancipe, connaît un développement sans précédent et fait entendre une voix originale . La plupart des historiens et des critiques littéraires vietnamiens, à l’instar du Professeur Phan Ngoc, mettent en avant le caractère positif de cette rencontre entre deux traditions culturelles, auparavant étrangères l’une à l’autre : « Une grande culture, la culture vietnamienne, au contact avec une autre grande culture, la culture française, sait adapter les valeurs qui font la supériorité de la culture française sans pour cela suivre une imitation servile . Elle trouvera le moyen de fonder une nouvelle culture nationale dans laquelle l’ancienne culture traditionnelle s’est régénérée pour retrouver son identité en adoptant les nouvelles valeurs d’une culture étrangère, capitale pour son enrichissement et son existence » . La pertinence de cette analyse ne doit cependant pas nous dispenser de faire le bilan des gains et des pertes . Et, dans cette perspective, il apparaît que les écrivains vietnamiens en passant du pinceau à la plume se sont coupés des racines chinoises de leur. tradition littéraire . Rupture douloureuse dont Pham Van Ky se fait l’écho : « Maintenant qu’advient il à un vietnamien qui abandonne ce mode figuratif [les caractères chinois et le chu nôm] pour les alphabets européens? Une rupture totale . Sans transition il tombe dans un calvinisme qui proscrit les images et où la représentation se récuse, la figure s’évanouit...Ainsi c’est par les yeux que la blessure pénètre . D’abord l’écolier trace des bâtonnets, au lieu des huit ou neuf traits qui constituent l’idéogramme le plus riche, Yong- éternel - entre autres . Peu à peu il constate que les mots ne reproduisent plus la forme des êtres qu’il désignait, mais qu’ils proposent arbitrairement un son...Chaque vocable, chaque ajustement de lettres, exige des mains, de la langue, de l’esprit . »

1 . La fin des lettrés (1862-1930)

. Poètes et calligraphes

Avant l’arrivée des européens la littérature vietnamienne, profondément influencée par le modèle chinois connaît deux écritures : le chu han (écriture des Han) appelé aussi chu nho (écriture des lettrés) transcrit le sino-vietnamien, c’est à dire le chinois classique prononcé à la vietnamienne ; le chu nôm (écriture du sud) est une transcription de la langue vietnamienne aux moyen de caractères adaptés des caractères chinois . Le chu han est demeuré la langue de l’administration jusque dans la deuxième moitié du XIX° siècle, contrairement au chu nôm qui n’a joué épisodiquement ce rôle que sous l’autorité de deux dynasties éphémères, celle de Hô, avec Hô Qui ly (1400-1408) et celle des Tay Son, avec Quang Trung (1788-1792) . En effet le chu nôm a longtemps été une écriture suspecte pour le pouvoir . Apparue au XIII° siècles, sous la dynastie des Tran (122-1399), la littérature en nôm a donné, dès le XV° et le XVI° siècle, des oeuvres majeures comme celles de Nguyên Trai et Nguyên Binh Khiem mais il faut le XIX° pour qu’elle l’emporte sur la littérature sino-vietnamienne . En 1663, le seigneur Trinh Tac, dans l’une des 47 prescriptions qu’il avait publié prétend même interdire la production et la circulation des écrits en chu nôm  : «Pour ce qui est des livres, ceux qui contribuent au développement de la culture seront autorisés à publier . Depuis quelques temps, des personnes curieuses ont recueilli des livres en Nôm sans discerner le bien du mal, pour les publier en vue de bénéfices . Ceci est à interdire formellement . Dorénavant, ce genre de livre et les planches destinées à leur impression qui sont encore conservées chez les gens, seront confisqués par le gouvernement et brûlés . » . En effet, cette classe de lettrés qui arrive au pouvoir au XV° siècle et connaît son apogée au XIX° est profondément imprégnée de bouddhisme et de taoïsme mais, surtout, d’un confucianisme dont le contenu idéologique repose sur quatre bases : un humanisme laïc indifférent aux divinités et à l’au-delà ; une morale qui conjugue fidélité, loyauté et piété familiale ; une soumission de l’individu au collectif et, plus précisément, à trois autorités, le roi pour le sujet, le père pour les enfants, le mari pour la femme ; un style de pensée qui s’articule autour du juste milieu .

La littérature des lettrés; dans le droit fil des traditions littéraires chinoises, valorise essentiellement la poésie . Outre les genres empruntés à la poésie chinoise, la littérature en nôm a privilégié deux grands genres, les romans en vers (Truyên Nôm) et les complaintes (Khuc Ngâm) . De ce fait, dans la littérature vietnamienne classique, la prose est quasi absente, on ne trouve rien de semblable aux grands romans chinois comme, Les trois royaumes, Au bord de l’eau ou Le rêve dans le pavillon rouge . Lorsque les lettrés vietnamien écrivent des récits de fiction en prose ils choisissent plutôt le chinois classique . Avec une écriture idéographique qui dit poète dit calligraphe  . Aussi, dans l’ancien Vietnam comme en Chine la calligraphie est elle considérée comme un art majeur .Dans la nouvelle de Nguyên Tuan , L’écriture d’un condamné à mort, un mandarin, directeur de prison qui reçoit un hôte de marque, le directeur d’études Cao, lettré condamné à la peine capitale pour rébellion contre l'empereur, fera en sorte que ce dernier, avant le jour fatal, lui calligraphie sur soie des sentences parallèles, car « avoir des caractères de sa main pour les pendre chez soi, c’est posséder un des trésors du monde » .

Trois thèmes dominent cette littérature, la lutte pour la conservation du sol natal, l’exaltation de l’amour conjugal, la célébration de la retraite qui donne lieu à la contemplation de la nature . Comme le souligne opportunément le professeur Phan Ngoc la littérature classique vietnamienne est vouée à la cause de la défense du pays contre les invasions et « cette unité idéologique reste sans précédent dans la littérature mondiale » . A travers les idéologies successives, le bouddhisme avant le début du XV° siècle, le confucianisme du XV° au début du XX° siècle, le nationalisme bourgeois jusque en 1930, le marxisme après cette date, le but est le même « indépendance nationale et unification de la patrie souveraine » . Autre thème majeur, les tribulations de l'amour conjugal . Même au XVIII° siècle, lorsqu’un premier romantisme conte les malheurs des amours contrariées, l’amour est représenté en conflit avec la piété filiale ou la fidélité envers l’empereur et le dénouement, après de multiples épreuves et de cruelles péripéties voit toujours le triomphe des amoureux, triomphe de la vertu et sauvegarde de la morale traditionnelle . Dans cette littérature l’amour ne peut exister que par et dans le mariage : « Ils (les auteurs classiques) ne connaissent pas les complications de l’amour extra conjugal, ni les déliquescences de l’amour artiste, produit des sociétés surcivilisées . Deux jeunes gens qui s’aiment n’échangent de belles paroles que dans la seul but de s’unir à l’autre par le mariage pour fonder un foyer et perpétuer la race » .

Sous l’influence conjuguée des doctrines de Lao Tseu, Bouddha et Confucius le thème de la recherche de la sérénité dans la retraite et le contact avec la nature est également central .Cette contemplation est souvent marquée du sceau de la mélancolie : « Toute cette littérature donne l’impression au lecteur de vivre, de nager plutôt, au milieu d'un soir infini où le jour tombe si lentement qu’il ne disparaît jamais complètement, où l’univers s’immerge dans un désespoir silencieux et glacial qui imbibe jusqu’à la moelle tout être vivant, où la vie cède la place à la mort, où le chant joyeux de la journée s’éteint devant la montée des plaintes de la nature agonisante ... » . Mais pour les poètes de l’ancienne littérature le paysage avant d'être un paysage sensible et réaliste est un paysage stylisé et symbolique : « Ainsi dans une description, par exemple, le roc suggère la volonté de domination ; l’eau, la souplesse ; le bambou, le vide de l’âme ; le pin ; la fidélité . » Dans cette optique, le paysage, comme les idéogrammes qui le transcrivent sont moins description et imitation que mise en ordre du monde . Pham Van Ky, commentant un passage de son roman Frère de sang, l'explicite en ces termes : « Je venais de saisir la nature comme un esthète de mon pays, moins par l’observation sensible ; manière occidentale par excellence que par une analyse et un classement, manière asiatique, en m’aidant de représentations idéographiques, et décomposant pour recomposer après » . En effet, les idéogrammes chinois dont sont issus directement les idéogrammes vietnamiens sont liés, à l'origine à la magie et au rituel et leurs fonctions de communication qui se sont développées plus tardivement que dans les civilisations à écriture alphabétique ne se sont jamais totalement départies ce ces origines . Les idéogrammes, contrairement aux écritures alphabétiques n'ont pas seulement une fonction d'évocation des êtres , ils en incorporent l'essence . D'une certaine manière la fonction esthétique reste toujours inséparable de la fonction de transmission d'un contenu sémantique . C'est ce que Jean Jacques Mayoux met en évidence dans son dialogue avec Pham Van Ky : " Vous avez appris les caractères, non pas une écriture, mais un langage écrit qui était à la fois dénotation sémantique et connotation poétique…chez vous l'indication de valeurs éthiques ou poétiques est proposé d'avance avec ce que nous appellerons le sens, par le concret abstrait du caractère » .

Mais le thème de la nature comme lieu de sérénité, omniprésent dans la littérature ancienne n’est pas réductible à un topos littéraire d’écrivain savant ou d’homme de cour . Car, dans une société encore exclusivement rurale, les lettré; ne sont pas coupés du village : ils y possèdent des terres et en raison même de leur qualité de lettré participent à son administration . Ils jouent, de ce fait, un rôle d’intermédiaire entre la base et le sommet . En effet, venu le temps de la retraite, volontaire ou forcée, les mandarins retournent au village natal, lieu de certains rituels du culte des ancêtres . Les lettrés; qui ont raté les concours ou n’en ont franchi que les premiers échelons exercent, dans l’espace villageois un certain nombre de fonctions : astrologues, administrateurs locaux, médecins, récitants et transcripteurs des prières des cérémonies du culte, et surtout précepteurs ou maîtres d’école chargés d’initier les enfants du village à la connaissance des caractères en vue de présenter les plus doués aux concours .

De ce fait la littérature orale, la langue du village, berceau de l’identité vietnamienne, est non seulement connue et appréciée des lettrés mais considérée comme la langue du cœur, du ressourcement dans la civilisation paysanne et joue de fait un rôle essentiel dans l’équilibre de la littérature ancienne . Presque toutes les grandes œuvres de la littératures écrite en langue vietnamienne, au premier rang desquels le Kim Van Kieu, jouent subtilement des différences et des complémentarités entre littérature savante et littérature populaire . D'ailleurs, pour une part, les lettrés du village sont les inspirateurs de la littérature orale : "(...) derrière chaque groupe de chanteur, il y avait toujours un lettré (...) Dans les chansons populaires comme dans les pièces de Cheo (théâtre paysan du Vietnam du nord) on trouvait à la fois les thèmes paysans, le langage paysan et la technique littéraire des lettrés" . En effet, dans une société essentiellement paysanne comme la société vietnamienne, contes, proverbes, et sentences, devinettes et chansons populaires rythment la vie quotidienne . C’est là, à côté de propos conservateurs et conventionnels, qu’il faut chercher la veine critique et ironique de la littérature qui brocarde les puissants, se fait l’écho de la dureté de la vie paysanne, rejette la morale conventionnelle en célébrant les amours de vent et de lune, critique le respect et la soumission dus au mandarin, au bonze, au père, au mari . Dans la littérature écrite, en chu nôm , et encore plus, en chu han, ce type de propos est exceptionnel . Au tournant du XVIII° et du XIX° siècle, la plainte délicieuse de la grand poétesse Hô Xuan Huông est un cri solitaire . C’est donc une littérature à double face , écrite et orale, savante et populaire, vietnamienne et sinisée qui subira le choc culturel de la rencontre avec la tradition littéraire française , messagère de la culture occidentale .

. Le temps des missionnaires

Avant la conquête coloniale, à l’exception de quelques navigateurs, voyageurs et commerçants, c’est dans le cadre de l’entreprise missionnaire que se manifeste la présence étrangère . En 1538, si l’on en croit les Annales historiques (« Viet suu cuong muc ») un étranger du nom de I-Ne-Khu aurait prêché quelque temps à Ninh Cuong (Nam Dinh) . En 1583, des franciscains espagnols débarquent en Cochinchine, mais parmi, eux seul Bartolomé Ruiz était présent en 1585 . Ni les franciscains portugais qui prirent la relève en 1596, ni les Ermites de St Augustin portugais qui leur succédèrent ne purent se maintenir . L ’influence de ces missionnaires qui résident trop brièvement dans le pays est donc faible . Pour une implantation durable il faut attendre la première mission jésuite fondée en 1615, à Dang Trong, par le père Francisco Busomi . Francisco de Pina lui succède en 1617, le milanais Cristoforo Bori arrive en 1618, l’avignonnais Alexandre de Rhodes, en 1624, suivi des portugais Gaspar do Amaral (en 1629), et Antonio Barbosa (en 1636) . Francisco de Pina fut probablement un des premiers européens à maîtriser parfaitement le vietnamien : c’est à lui que l’on doit, dès 1618 les premières traductions en vietnamien de textes religieux chrétiens .

Les deux premiers dictionnaires vietnamien-portugais et portugais-vietnamien dont les manuscrits ont été perdus furent respectivement composés par Gaspar do Amaral et Antonio Barbosa, mais c’est Alexandre de Rhodes qui publie en 1651, à Rome, le premier dictionnaire en quôc ngu, le Dictionarium annamiticum, lusitanum et latinum, précédé d’un abrégé grammatical de la langue vietnamienne . La mise au point du quoc ngu est donc une oeuvre collective dont Alexandre de Rhodes, qui reconnaît lui-même sa dette envers ses prédécesseurs, n’est que le rédacteur final . D’ailleurs les conventions phonétiques du quôc ngu révèlent une influence du portugais et du latin, qui n’est sans doute pas étrangère au fait que, entre 1615 et 1788, sur les 145 jésuites qui résidèrent au Vietnam on dénombre 74 portugais, 30 italiens, 5 français et quatre espagnols . Ce sont les prêtres des Missions Etrangères, successeurs des Jésuites qui poursuivirent la mise au point du quôc ngu . Mgr Pigneau de Behaine (1741-1799), Vicaire apostolique des Missions étrangères, en rationalisant le système consonantique et celui des tons, révise, corrige et enrichit le dictionnaire d’Alexandre de Rhodes . Mgr Tabert, qui lui succède au Vicariat Apostolique, à partir de son manuscrit, édite en 1838 à Serampore, au Bengale, le Dictionarium annamitico latinum et le Dictionarium latino annamiticum . Les dictionnaires Tabert, repris et complétés par Théreul et Lesserteur seront réédités à Ninh Phu en 1877 . Mais la mise au point du quôc ngu n’est pas le seul fait des missionnaires européens, ils n’auraient pu accomplir cette tâche sans l’aide des chrétiens vietnamiens, au premier rang desquels, les catéchistes, les frères et, bien sûr, les prêtres . C’est d’ailleurs à eux que l’on doit les premières œuvres en prose vietnamienne, écrite dans une langue « vulgaire » et transcrites en alphabet latin : en 1659, l’Histoire du pays d’Annam de Bento Thien, en 1822 le Carnet de notes et de divers faits (« Sach sô sang chep cac viêc »), rédigé à Lisbonne par le Jésuite Philippe Binh . Ces documents manuscrits et conservés aux archives du Vatican, ont été imprimés au Vietnam à la fin des années 60 . Cela ne signifie pas que les missionnaires ignorent le chu nôm, bien au contraire . Il a largement été utilisé pour l’évangélisation, sous forme de catéchismes, d’histoires des saints, de recueils de paroles saintes . Un missionnaire italien Girolamo Majorica a signé 48 œuvres différentes, constituant un ensemble de 4200 pages . Ainsi, la nécessité d’évangéliser, c’est à dire de prêcher, de catéchiser, de confesser a conduit les missionnaires à acquérir une connaissance approfondie de la langue vietnamienne . Mais, comme cette entreprise est menée par l’église catholique, les langues d’arrivée sont le latin et le portugais . Cependant, en mettant au point le quôc ngu, les missionnaires jésuites et les prêtres des Missions Etrangères avaient préparé le terrain de la colonisation française .

. Mandarins et colonisateurs

Une nécessité pratique motivait les acteurs de la colonisation, apprendre la langue des colonisés et former des interprètes, relais de transmission des conquérants . Ils s’appuyèrent pour ce faire sur les missionnaires . En effet le Collège des interprètes de Saïgon, qui dès 1861 comptait un millier d’inscrits n’était que la transformation de l’école secondaire d’ Adran ou les missionnaires enseignaient à 40 élèves le quôc ngu et le latin . La même année, tout juste trois ans après l’intervention de la France, l’officier de marine Gabriel Aubaret publie, en quôc ngu, un Vocabulaire français-annamite et annamite-français, suivi en 1867 par le même d’une Grammaire annamite . Le français succède au latin mais le caractère instrumental de l’entreprise demeure . Dans cette perspective, comme le souligne Paulin Vial, Directeur de l’Intérieur de la Cochinchine, l’usage des caractères est un obstacle au bon fonctionnement de l’administration coloniale et à la bonne communication entre français et vietnamiens : « Dès les premiers jours on a reconnu que la langue chinoise était une barrière de plus entre nous et les indigènes ; l’instruction donnée par les moyens carachérioglyphiques nous échappait complètement ; cette écriture ne permet que difficilement de transmettre à la population les notions diverses qui lui sont nécessaires, au niveau de leur nouvelle situation politique et sociale . » Aussi, dès le 22 Février 1869, un arrêté du Gouvernement de Cochinchine rend obligatoire l’emploi du quôc ngu dans les documents administratifs .

En dehors des agents de l’administration coloniale et des personnes qui y sont liés d’une manière ou d’une autre, cette écriture est rejetée par les vietnamiens . Pour les lettrés patriotes c’est l’écriture des conquérants, c’est à dire des barbares . L’un d’entre eux, Nguyên Ba Hoc (1857-1921), avant de devenir l'un des meilleurs nouvellistes de la revue Nam Phong, mis dans l'obligation, pour trouver un emploi, d'apprendre le quôc ngu, en éprouve de la honte : « Généralement je n’osais pas apprendre à haute voix ; qu’un visiteur vint à la maison, vite je cachai le manuel dans ma poche comme s’il se fût agi - ce manuel contenait les 24 lettres de l’alphabet latin - d’un livre secret, d’un manuel prohibé » . C’est par le filtre des milieux catholiques, plus enclins à collaborer avec les conquérants, que passera le quôc Ngu, notamment grâce aux écrits de deux grands érudits, Huynh Tinh Cua (1834-1907) et Truong Vinh Ky (1837-1898) . Le premier, Gouverneu1r de province, traduit les décrets des autorités de Saïgon, vulgarise le quôc ngu dans le premier journal en langue vietnamienne et en alphabet latin le Journal de Gia Dinh (« Gia Dinh Bao »), publie des contes et légendes recueillis entre 1880 et 1887, compose, en 1897, un dictionnaire de la langue vietnamienne, sur le modèle des dictionnaires de la langue française . Mais le grand artisan de la propagation du quôc ngu est Truong Vinh Ky . Génie polyglotte il est réputé avoir appris au Siam, outre le siamois, le birman, le laotien, le cambodgien et le chinois, au Séminaire de Pénang, à Singapour, le japonais, l’hindi, le grec, le latin, le portugais et le français En 1863, il accompagne Phan Thanh Gian, en qualité de secrétaire interprète de la commission d’ambassade envoyée à Paris pour le rachat des trois provinces cédées à la France . Nommé à son retour, Directeur du Collège des interprètes, et Professeur au Collège des stagiaires il obtient, en 1865, la suppression des concours littéraires sino-vietnamiens en Cochinchine, avant de devenir, en 1866, Ministre à la cour de Hué . De l’œuvre imposante de ce polygraphe, historien, essayiste politique, prosateur, poète et traducteur, il faut retenir pour notre propos, la rédaction en1863 de la première grammaire vietnamienne écrite par un vietnamien, la transcription en quoc ngu, de quelques uns des chefs d’oeuvres de la littérature en chu nôm, tels le Kim Van Kieu, le Phan Tran, et le Luc Van Tien, la rédaction de récits en prose, notamment Voyage à Hanoï, publié en 1887 . En matière de littérature romanesque, c’est aussi dans l’orbite du catholicisme que fut rédigé « le premier récit moderne où le moi est en jeu, rédigé en prose et en quôc ngu à la manière occidentale, et décrivant des personnages de l’époque avec leur vie intérieure, familiale et sociale » . Il s’agit de Truyên Thây Lazarô Phiên ( Histoire de Lazaro Phiên) de Nguyên Trong Quan, éditée à Saïgon en 1887 par J.Linage . Le sujet, le milieu et les personnages sont catholiques : le héros, Lazare Phien, cherchera refuge dans la vie religieuse après avoir tué, pour avoir cru à une lettre trompeuse, sa jeune épouse et son meilleur ami .

Cependant, au début du XX° siècle, toute une série de facteurs poussent les patriotes vietnamiens à faire du quôc ngu un des outils de la lutte pour l’indépendance nationale . La signature, en 1884, du traité Patenôtre qui reconnaît la domination française sur tout le Vietnam, la mort, en 1895, de Phan Dinh Phung, qui marque la fin du mouvement de résistance royaliste, entraînent l’apparition d’une nouvelle génération de nationalistes dont les deux leaders sont incontestablement Phan Boï Châu et Phan Châu Trinh . Ils prennent connaissances des œuvres de Descartes, Montesquieu, Voltaire et Rousseau par les traductions chinoises et s’inspirent des livres nouveaux (tân thu) des réformateurs chinois comme Kang Yeou Wei et Liang Tchou . Les victoires du Japon sur la Chine en1895, sur la Russie en 1905 poussent Phan Boï Châu à préconiser le « voyage vers l’Est », c’est à dire le Japon où des étudiants vietnamiens partent clandestinement suivre les cours des écoles « occidentales » fondées par les japonais . Mais ces étudiants seront chassés du pays à la suite d’un accord franco-nippon . Phan Châu Trinh met en avant les principes de la Révolution française pour argumenter la lutte anti-coloniale . Aussi les deux « Phan » font-ils partie du groupe de lettrés qui, au nom de la modernisation et de la critique du néo-confucianisme, considéré comme une trahison de la doctrine de Confucius ouvrent en 1907 l‘Ecole de la Juste Cause (Dong Kinh Nghia Thuc) qui se propose d’enseigner gratuitement le quôc ngu et de promouvoir la modernisation de la culture vietnamienne . Après neuf mois seulement l’école fut dissoute par l’administration coloniale, ses dirigeants, ses animateurs et ses partisans arrêtés et emprisonnés, notamment au bagne de Poulo Condor . Mais ses méthodes et sa doctrine avaient déjà fait tache d’huile dans le pays . Désormais, quôc ngu, modernisation et indépendance sont indissociables : « Ayant reçu le baptême des mains des patriotes le quôc ngu n’était plus « les lettres à eux » (les français, les pères catholiques), mais l’enfant né de la langue vietnamienne et jouissant désormais de la considération et de l’estime du peuple vietnamien » .

. Le temps des traducteurs

Enfermer un processus culturel dans des limites chronologiques précises est toujours plus ou moins arbitraire, mais l'année 1913 inaugure probablement une nouvelle phase d'acculturation de la littérature vietnamienne à la culture française . C'est en 1913 que tombe le dernier maquis, celui du lettré De Tham et qu'est fondée, la Revue Indochinoise par une nouvelle génération d'intellectuels issus de l' Ecole des Interprètes ou des filières franco-vietnamiennes en voie de constitution et désireux de se mettre à l ’école de l’Occident . Mais les représentants de la génération littéraire 1913-1930 sont des critiques littéraires, des essayistes et des traducteurs, rarement des romanciers ou des poètes . Se considérant encore comme des élèves, ils se jugent incapables de créations personnelles et originales : "Dans l'état actuel de l'évolution de la langue et aussi des esprits, écrit Pham Quynh, les écrivains annamites ne peuvent encore ambitionner de produire des œuvres vraiment originales et fortes . Mais ...ce qu'ils ont de mieux à faire à l'heure actuelle, c'est de traduire en annamite les belles œuvres françaises et chinoises pour enrichir la langue et la littérature nationale "

Dans la structuration de ce champ littéraire en voie de constitution les périodiques occupent une place centrale . En effet, journaux et revues se multiplient, se perfectionnent et se spécialisent . Dans le domaine littéraire deux revues vont jouer un rôle essentiel, la Revue Indochinoise ("Dong Duong Tap Chi") et Vent du Sud ("Nam phong") . La Revue Indochinoise, fondée en par un fonctionnaire français, Schneider, et dirigée par Nguyên Van Vinh réunit les intellectuels les plus talentueux de la nouvelle génération autour de la critique du confucianisme et de la propagation du quôc ngu . La revue disparaît en 1917 mais elle est relayée par Vent du sud, créée par Louis Marty et Pham Quynh, ancien correspondant de la Revue Indochinoise . Ces deux revues dont les animateurs sont à la fois des traducteurs, des critiques littéraires et des essayistes vont contribuer à la naissance d’une nouvelle littérature vietnamienne et à la mise en forme d'une langue écrite modernisée et occidentalisée . Une place centrale est accordée aux traductions . Nguyên Van Vinh traduit notamment 44 des fables de La Fontaine, des comédies de Molière, Manon Lescaut de l'abbé Prevost, les contes en prose de Perrault, Les trois Mousquetaires d'Alexandre Dumas, La peau de chagrin de Balzac, Les misérables de Victor Hugo . Pham Quynh est, entre autres, le traducteur du Cid et d'Horace de Corneille, d'extraits des Pensées de Pascal, de nouvelles de Marivaux, Maupassant, Courteline et Pierre Loti . Sous l'influence de ces traductions les vietnamiens s'imprègnent des genres et des thèmes de la littérature française, la prose vietnamienne se transforme au contact de la langue française . En effet les traductions sont contextualisées par des essais politiques, sociaux, historiques et littéraires dus à la plume de Pham Quynh, Bui Ky, Phan Khôi, Lê Du, Nguyên Van Tô, Dao Duy Anh, Nguyên Ba Hoc . Mais, pour notre propos, nous porterons une attention particulière à la critique littéraire et à l'œuvre de Pham Quynh .

Dans l'ancienne littérature vietnamienne la critique littéraire ne constitue pas véritablement une discipline, elle prend la forme de commentaires insérés plus ou moins au hasard des ouvrages des lettrés ou de notes marginales dans les manuscrits . Dans un premier temps se développe une critique dogmatique dans laquelle les classiques français du règne de Louis XIV remplacent les maîtres chinois de l'humanisme confucéen . C'est à l'aune de leurs principes, sincérité, vérité, précision, clarté, simplicité, naturel qu'est mesurée la valeur de la littérature classique vietnamienne : "D'après les principes de la critique française, le génie est celui qui crée pour ses romans des personnages vivant réellement et non des fantoches mus machinalement par l'auteur . Il est pour ainsi dire le créateur qui fait vivre ses personnages éternellement dans le souvenir des hommes ...En écrivant le Kim Van Kieu Nguyên Du mérite d'être appelé génie parce qu'il a créé la jeune Kieu qui vit éternellement dans nos coeurs ". Comme on le voit, là encore il faut accorder une place centrale à l'œuvre de Pham Quynh, qui dans des monographie sur les écrivains (Pierre Loti, Anatole France, Molière, Maupassant) et dans de essais plus synthétiques , Causerie sur la poésie française (1917), La littérature française (1921), Etude sur le roman (1921), initie non seulement les vietnamiens aux genres et aux thèmes de littérature française mais inaugure encore en s'inspirant de Taine une critique de caractère historique qui se développera après 1930 .

Au delà d'une meilleure connaissance de littérature française les animateurs de la Revue Indochinoise et de Nam Phong voyaient tout le profit que la langue vietnamienne pouvait tirer d'une confrontation avec la langue française au contact de laquelle le vietnamien va se transformer, s'assouplir, acquérir des qualités de précision et de clarté . Le vietnamien, langue isolante devient dans une certaine mesure langue flexionnelle en employant des particules comme préfixe pour former des unités morphologiques équivalentes à des noms , en utilisant aussi des particules pour désigner des catégories grammaticales propres au français par l'emprunt d'un grand nombre de locutions aptes à articuler la pensée discursive .  Mais en matière de création littéraire cette langue assouplie suscite encore peu d'œuvres originales . Et les romans qui tentent de s'approprier les techniques de la littérature occidentale, comme Le petit songe (1917) et Le grand songe (1932) de Nguyên Khac Hiêu (Tan Da), La pastèque (1925) de Nguyên Trong Thuat ou les nouvelles de Nguyên Ba Hoc sont encore encombrées de digression et de considérations morales qui nuisent au développement de l'intrigue . Le livre phare de la nouvelle génération qui prélude à l'explosion romanesque des années 1930-1945 est Tô Täm (1925) de Hoang Ngoc Phac, premier roman d'amour « à la française », emprunt d'un romantisme exalté puisé dans Rousseau, Lamartine, Hugo, Vigny et Musset . Cette œuvre qui narre le destin tragique de Tô Tâm, qui finira par mourir de chagrin, faute d'avoir pu épouser Dan Thuy en raison de l'opposition de la famille de ce dernier, exercera une véritable fascination sur la jeunesse . C'est en effet la première fois que, dans un roman vietnamien, les personnages donnent ouvertement libre cours à leurs passions, exposant d'une manière nouvelle le thème du désespoir et de la mélancolie qui deviendra central après 1930 .

La génération littéraire 1913-1930 professe d'autre part une philosophie du juste milieu . L'ouverture à l'influence française se fait dans le respect des œuvres de l'ancienne culture, du patrimoine de la littérature classique : « Certes il ne déplairait pas à l'élite vietnamienne de voir de plus en plus généralisé l'emploi du français, bien au contraire . Tous ceux d'entre nous qui travaillent à la renaissance de notre langue et de notre littérature sont de fervents admirateurs de la littérature française ; beaucoup ont bu avec délice à cette source fraîche et lumineuse et en ont gardé à jamais le goût exquis, mais ce que nous voudrions c'est que cette diffusion de la langue française ne se fit pas au détriment de notre langue nationale » .

A travers leurs érudits les colonisateurs répondent d'une certaine manière à cette demande . Dès 1864 Gabriel Aubaret traduit une œuvre contemporaine Luc Van Tiên de Nguyên Dinh Chiêu et au fil des ans, en particulier sous l'impulsion de l 'Ecole Française d'Extrême Orient, des linguistes comme Cadière, Haudricourt et Maspéro, des érudits et orientalistes, comme Abel des Michels, Chéon, Georges Cordier, Gaspardone, Landes et Nordemann, pour ne citer que les plus grands noms, se consacrent à l'étude de la langue et de la littérature vietnamienne, en particulier la littérature ancienne en caractères démotiques et la littérature populaire, contes, chansons et proverbes, dont ils offrent un certain nombre de traductions . A côté des français, sous leur impulsion et avec leurs propres motivations, leur originalité et leur connaissance intime de la langue, des intellectuels vietnamiens se révèlent, rédigeant une partie de leur œuvre en français .Au précurseur Truong Vinh Ky succèdent notamment, outre Nguyên Van Vinh et Pham Quynh, dont nous avons parlé, des traducteurs de contes comme Lê Van Phat, des spécialistes de la tradition orale comme Nguyên Van Huyên, des linguistes érudits comme Nguyên Van Tô . Ces études littéraires et ces traductions s’intéressent donc presque exclusivement à la littérature classique et à la littérature populaire . Quelles raisons peuvent expliquer cette focalisation ? Elle est, semble t-il imputable au contexte colonial qui prédétermine le mode de mise en valeur du patrimoine littéraire vietnamien . Ce que Georges Cordier explicite très clairement : « Ayant placé ce pays sous notre domination, il nous incombait de veiller à son développement intellectuel et de lui faciliter sa marche vers le progrès ; il convenait d’étudier son passé afin d’arriver à la connaissance du caractère et de l’âme du peuple, et d’en déduire les meilleures méthodes d’instruction, d’administration et de gouvernement à lui appliquer » .

Ainsi, aux alentours de 1930 la nouvelle littérature vietnamienne est encore balbutiante mais tous le outils d’un explosion créatrice sont en place . Elle se produira entre 1930 et 1945 On assiste alors, non seulement à une mutation des genre et des thèmes littéraires, mais encore à l’apparition de nouvelles figures d’écrivains qui doivent l’essentiel de leurs traits à la tradition littéraire occidentale .

2 . Du passé faisons table rase (1930-1945)

. La nouvelle littérature vietnamienne

En matière politique comme dans le domaine culturel, l’année 1930 constitue une année charnière . L’échec du soulèvement général qui devait suivre la mutinerie de Yen Bay, les 9 et 10 Février 1930, accélère la mutation d’une nouvelle génération de patriotes dont certains, en créant le Parti Communiste Vietnamien, le 3 Février avaient trouvé dans la doctrine de Marx et le socialisme révolutionnaire l’outil de la libération nationale . Parallèlement, la parution la même année de Phu nu tan tiên (« L’Actualité féminine ») traduit l’entrée en scène non seulement des femmes vietnamiennes mais encore des représentants de la bourgeoisie nouvelle, contemptrice du confucianisme et désireuse de se mettre à l’école de l’Occident . La plupart des représentants de cette nouvelle génération d’écrivains et de journalistes sortent des écoles franco-vietnamiennes ou reviennent de France . En effet, si l’enseignement franco-vietnamien ne totalise que 1,8% de la population scolaire en1931, 3% en 1941 et si les francophones rassemblent à peu près 5% de la population dont probablement moins de 1% parfaitement bilingue, l’élite intellectuelle est fortement francophone . Parmi les représentants de la génération 1925 , étudiée par le professeur Trinh Van Thao, en majorité issue du milieux des lettrés (69%), contre 16% aux nouvelles classes moyennes et 15% aux classes populaires, 42% ont poursuivi des études secondaires en français, 43% des études supérieures . Cette nouvelle génération, n’a plus le même respect que la précédente pour l’ancienne culture et la doctrine du juste milieu . Ce sont des créateurs et non plus des théoriciens . La presse est encore le milieu porteur de cette génération . Les publications périodiques se sont multipliés . En 1941, on dénombre 243 journaux, bulletins et revues autorisés dont 92 en vietnamien . Entre 1915 et 1945, on ne compte pas moins de 164 revues littéraires et politiques, toutes rédigées en quôc ngu Cette presse a évolué, aux dissertations et aux commentaires érudits succèdent les reportages réalistes et la satire, notamment celle de la cour et des notabilités, sans négliger la caricature . Deux peintres célèbres, Nguyên Gio Tu et To Ngoc Vân, dans les organes de presse du Groupe de littérature autonome, popularisent la figure du mandarin vénal à travers les figures Ly Toêt et Xa Xe . L’Association de vulgarisation du Quôc Ngu (« Hôi Truyên Ba Hoc Quôc Ngu »), créée en 1936, rassemble en 1945, 1971 enseignants bénévoles, 59912 apprenants et diffuse175 000 abécédaires dans tout le pays . En effet, les manuels prolifèrent : entre 1920 et 1940 88 manuels différents totalisent 364 éditions et 3700000 exemplaires .

Il ne saurait être question de retracer ici l’histoire, bien connue, de la littérature vietnamienne entre 1930 et 1945 . Ce qui importe pour notre propos c’est de mettre en évidence les relations que cette littérature entretient avec la littérature française . On observe un développement spectaculaire du genre romanesque, pendant cette période, puisque il est possible de recenser approximativement 500 ouvrages, écrits par une soixantaine d’auteurs . Les historiens de la littérature vietnamienne ont tendance à les regrouper entre trois Ecoles: l’Ecole romantique, l’Ecole réaliste socialiste, l’Ecole érudite ou traditionaliste L'Ecole romantique rassemblée autour du Groupe Littéraire autonome , avec Khai Hung, Nhat Linh, Nguyên Tuân et Thach Lam, accorde une attention particulière à la forme et, dans le droit fil du romantisme français, prône l’exaltation des sentiments amoureux, ce qui la conduit à attaquer de front les dogmes de la morale confucéenne, en particulier en matière de mariage et de rapports parents enfants . L'Ecole réaliste qui connaît son plein développement à la fin des années 30, sous la plume d’écrivains comme Nguyên Cong Hoan, Ngô Tât Tô, Vu Trong Phung développe une critique du mandarinat et de certaines franges de la bourgeoisie urbaine, et décrit la vie misérable des paysans, en but à l'exploitation des notables . Enfin des écrivains comme Tran Trong Kim avec Confucianisme ou Chu Thiên avec Pinceau et écritoire prônent un retour aux sources et font revivre dans leur œuvre l’ancienne société des lettrés . Mais ces classifications ne sont que tendancielles . Le « romantique » Thach Lam peut être considéré, à bien des égards, comme un chroniqueur réaliste de la petite bourgeoisie urbaine ; selon les œuvres, Khai Hung et Nhat Linh, pourraient être classés dans l’une ou l’autre de ces trois « Ecoles » ; un écrivain comme Nguyen Tuân est inclassable .

Au delà des difficultés d’affiliation, ce qu’il convient de souligner c’est, comme dans la période précédente, la structuration des groupes autour de journaux, de revues et de maisons d’édition . Deux des plus remarquables de ces pôles littéraires sont le Groupe littéraire autonome dont nous avons parlé et Nouveau Peuple (« Tân Dân ») . Le Groupe littéraire autonome publie en 1932 un hebdomadaire satirique Mœurs (« Phong Hoa ») auquel succède après son interdiction la revue Aujourd’hui (« Ngay Nay ») et fonde la maison d’éditon Vie Actuelle («  Doi Nay ») . Dans son orbite on peut aussi placer la revue Actualité féminine (« Phu nu Thoi dàm ») . Le groupe Nouveau Peuple, fondé en 1925 par le dramaturge Vu Dinh Long crée une série de revues, en 1931 Le roman du Dimanche (« Tieu thuyêt chu nhât ») qui devient Le roman du samedi («  Tiêu Thuyêt Thu Bay ») en 1934, La revue bimensuelle de vulgarisation ( « Phô thông ban nguyêt san ») en 1936, L’ami utile ( « Ich huu » en 1936, Le Cénacle des écrivains (« Tao Dàn ») en 1939 , Communication (« Truyên ba ») en 1942 . Toutes ces revues publient les nouvelles ou les romans en feuilleton des grands écrivains contemporains . En dehors des dosages différents de sensibilité réaliste et de sensibilité romantique ce qui unit et distingue à la fois ces groupes ce sont aussi les choix stylistiques . L’un et l’autre revendiquent un style nouveau à l’école de la langue française mais, alors que les animateurs du Cénacle des écrivains veulent étroitement modeler la phrase vietnamienne sur la syntaxe française ; les écrivains du Groupe littéraire autonome s’inspirent du français pour la précision et la clarté, de la stylistique chinoise pour l’harmonie et la souplesse .

La majorité des journalistes, nouvellistes et romanciers de cette époque, de quelque tendance qu’ils soient, semblent avoir pour mot d’ordre « Tout détruire pour tout reconstruire » . En ce sens ils apportent dans la littérature vietnamienne les valeurs et les principes de la culture française issue de la Révolution, l’universalité, la rationalité, la liberté individuelle . Cela ne signifie pas que la culture sino-vietnamienne ne contienne pas de universalisables, mais alors que « les doctrines de l’Asie ne cherchent qu’a affirmer des vérités toutes faites, déjà acquises et que l’individu est sacrifié au nom des principes régissant le monde, la famille, l’empire et la communauté », le rationalisme français fonde l’individu sur « la recherche d’une vérité encore non achevée et dresse le tribunal de la raison pour juger tout ce que l’expérience trouve sur son chemin, au nom de cette même vérité » . ²

En relation étroite avec la révolution romanesque un autre mouvement va bouleverser la littérature vietnamienne, celui de la « nouvelle poésie » . qui se libère des règles strictes de la poésie classique , le nombre de vers, le nombre de pieds, l’ordonnance imposée des tons, la césure obligatoire . Désormais les vers peuvent être de longueur diverse, utiliser des rimes croisées, embrassées ou libres, voire se passer de rime ou même, audace suprême, pratiquer l’enjambement . L’alternance des tons n’est plus codifiée, ce qui permet des harmonies entre le sens et le son, en faisant appel aux tons « doux » pour les sensations agréables, aux tons « durs » pour les sensations violentes . Mais cette révolution poétique n’est pas que formelle, elle set aussi thématique . Sous l’influence des romantiques, des parnassiens et des symbolistes français, le moi refoulé et abstrait des poètes du passé se transforme en moi pathétique, individuel et sentimental . Basculement que le poète Xuan Dieu commente en ces termes : « Nos pères et nos grands pères disaient "ta"(nous) pour parler d'eux mêmes, ils ne soulignaient pas qu'ils étaient des individus individuels ; ils existaient en tant que sujet du roi, élèves du maître, fils du père, la Trinité qui détenait le pouvoir spirituel et matériel ; ils parlaient de la destinée humaine en général . Mais leurs et leurs petits fils employèrent dans les années trente le mot "tôi" (je, moi) ; c'est l'individu qui revendique son droit à l'existence » . Pour Phan Khôi, théoricien et acteur de la « nouvelle poésie », la poésie doit être le véhicule de la sincérité et le miroir des émois du cœur . La publication de son poème La passion sénile dans le n°122 de la revue Femme nouvelle « Phu Nu Thân »), le 10 Mars 1932, déclenche une polémique qui se terminera, vers 1936, par la victoire de la nouvelle poésie que le critique Nghiêm Toan définit en ces termes : « Désormais la poésie ne s’arrête plus à chanter la lune ou le vent à la façon des poètes chinois . Non ! Chaque poète est un homme, un cœur mis en face de l’existence, en face du monde extérieur, dont il s’efforce de noter les visons et les sensations selon sa propre inspiration . Le poète ne peut plus par conséquent être un ouvrier condamné à marcher sur le chemin battu » . C’est ce programme que développent, chacun avec leur génie propre, les représentants de la poésie nouvelle, Thê Lu, Pham Huy Thong, Xuân Dieu, Huy Can, Doàn Van Co, Hàn Mac Tu, Che Lân Viên, trouvant leur inspiration, qui dans Hugo, qui dans Musset, qui dans Lamartine, qui dans Beaudelaire, qui dans Verlaine, qui dans Mallarmé, sans négliger, bien sûr, les influences croisées . En ce sens, Pierre Bandon peut affirmer à juste titre « Au Vietnam en particulier, l’influence la plus durable que notre langue ait exercé ne se mesure peut être pas au nombre et à la qualité des locuteurs francophones mais à l’importance de sa contribution à l’enrichissement du vietnamien » . Il existe cependant une littérature vietnamienne francophone, presque ignorée des chercheurs et des universitaires français mais qui ne saurait être négligée, tant en ce qui concerne le nombre que la qualité des auteurs . A tort longtemps assimilée à une expression indigène des valeurs coloniales elle constitue au contraire une des formes d’expression du nationalisme, une « réponse au colonialisme », selon l’expression de Jack A Yeager, universitaire américain , auteur de l’unique ouvrage consacré à la littérature vietnamienne d’expression française .

. La littérature vietnamienne d’expression française

Les représentants de la littérature vietnamienne francophone se recrutent dans les mêmes catégories sociales que les romanciers des années 30 et les représentants de la « nouvelle poésie », c’est à dire les intellectuels bilingues issus de la classe des lettrés ou de la nouvelle bourgeoisie citadine, sortis des écoles franco-annamites . Entre 1913 et1945 ils publient 44 ouvrages, dont l’audience ne dépasse pas le plus souvent les limites de la colonie, puisque 32 ont été publiés à Saïgon et à Hanoï et que sur 25 œuvres en prose 3 seulement sont parues en métropole . Ces écrivains font leurs gammes aussi les genres sont ils variés : 13 plaquettes de poésie, 12 recueils de contes et récits, 7 romans, 6 pièces de théâtre, 7 autobiographies, un recueil de nouvelles Il convient en effet, pour ces écrivains de faire non seulement connaître aux européens la richesse et l’originalité de la culture vietnamienne, mais encore de manifester leur capacité à maîtriser des genres littéraires nouveaux .

Jusque en 1945, on peut, dégager trois grands thèmes dans la littérature vietnamienne francophone : la célébration de la terre natale, le choc culturel entre l’Orient et l’Occident, le destin de la femme, symbole et métaphore du Vietnam . Le fil rouge de cette littérature est bien évidemment la confrontation de deux systèmes de valeur et de deux traditions culturelles qui peut se traduire par le retour aux traditions comme dans Mademoiselle Lys de Nguyên Phan Long ou par la critique du système clos du village comme dans Frères de sang de Pham Van Ky . Ainsi la culture vietnamienne, face à la culture occidentale subit une crise d’identité et l’affirmation de la vietnamité devient le lieu littéraire d’un conflit parfois insoluble . Les personnages de femmes sont centraux dans la plupart des œuvres et rassemblent contradictoirement les figures les plus positives et les plus négatives . Aux mères confucéennes oppressives, marâtres pour leurs brus s’opposent les filles, le plus souvent sacrifiées et bridées dans leur quête de libération . Ainsi Bach Yen, personnage principal de Bach Yen, la nymphe au cœur fidèle de Tran Van Tung, se suicide faute de pouvoir vaincre l’opposition de sa famille à son mariage avec Van . On mesure là la proximité thématique avec les écrivains du Groupe littéraire autonome . Quand aux femmes européennes elles sont pour les vietnamiens des séductrices au charme exotique ; le plus souvent blondes aux yeux bleus : « Et puis il y avait, a côté des Français, les Françaises . Et à côté des Françaises jouant aux grandes dames, les Françaises douces, gentilles, travailleuses ; les Françaises jolies, aimables . A côté des Françaises femmes, les Françaises jeunes filles . Quelle source de rêve pour Nguyên dès son adolescence ! Elles étaient si blanches, si blondes, elles laissaient tant deviner de leur corps sous leur robes d’été ! Et comme leur voix chantait » . Mais ces créatures de rêve sont le plus souvent cause de souffrance et les unions sont toujours des échecs comme dans Bà Dam (1930) de Truong Dinh Tri et Albert de Teneuille .

Ainsi, la littérature vietnamienne d’expression française exerce une triple influence . D’une part, elle a familiarisé les écrivains vietnamiens avec les thèmes, les genres et les valeurs de la tradition littéraire française, elle même partie prenante de la littérature occidentale . D’autre part elle a été le véhicule d’une critique moderniste des aspects oppresseurs de la culture confucéenne . Enfin, le choix de la langue française permet de porter sur la scène littéraire internationale les valeurs universelles de la culture vietnamienne . Mais cette position d’observateur, cette posture distanciée, n’est pas facile à tenir . Plus précisément, compte tenu de la place singulière qu’ils occupent, au croisement du champ littéraire et du champ politique, contradictoirement au centre et à la périphérie, les écrivains vietnamiens francophones doivent pour construire leur identité, dépasser la stricte opposition entre Orient et Occident, trop souvent assimilée à la fausse alternative passé/présent . Dans cette optique les écrivains vietnamiens francophones ne sauraient être considérés comme de simples épigones des représentants de la littérature coloniale . Certes, à quelques exceptions près, ils ne font pas choix de la lutte armée, avec les nationalistes ou les marxistes, mais le refus de la violence n’est en aucun cas assimilable à l’approbation de la domination coloniale . Ce qu’ils refusent c’est à la fois la révolution et la colonisation au profit, soit d’un certain retour aux valeurs traditionnelles pour les plus conservateurs, soit d’une modernisation à l’école des valeurs modernistes occidentales .

Ce faisant, par leur double culture ces écrivains sont paradoxalement enrichis et marginalisés . Aussi, lorsqu’ils revendiquent une appartenance, leur faut il  « trouver un champ plus large que la nation qui fonctionne comme un lieu d’échange et d’élaboration et permette à des cultures longtemps clivées et dominées d’exister autrement que sur le mode identitaire national ou sur le mode directement international, c’est à dire occidental » . En ce sens,  «  ce que permet la littérature, c’est d’inscrire des appartenances culturelles d’une façon qui n’est pas symétrique ni hiérarchique, mais qui est susceptible d’inversion qui maintient à la fois distinctes et inséparables les deux cultures en jeu » . De ce fait ils brouillent les pistes et la notion de littérature nationale cesse d’aller de soi, puisque « l’unité langue, culture et passeport qui a été la revendication du XIX° siècle en Europe et du XX° siècle sur d’autres continents...se défait, se remanie avec des frontières mouvantes », dans la mesure ou « il y a distorsion manifeste entre les différents critères auxquels nous faisons intuitivement appel : lieu d’origine, lieu de vie, passeport, langue, références culturelles d’autres sortes et appartenance revendiquée par l’écrivain lui même » . Ainsi l’irruption de l’Occident au Vietnam, à travers la colonisation française, fait subir à la littérature vietnamienne une mutation décisive qui l’écarte de l’orbite chinoise pour s’inspirer des modèles occidentaux, mais cette révolution transforme aussi le statut de l’écrivain .

. Le Mandarin, l’Amateur, l’Esthète et le Militant

L’écrivain ou, plus exactement, l'auteur n’est pas seulement l’homme dont la vie explique l’œuvre du courant biographique, ni le sujet d’énonciation du courant structuraliste, mais « forme une instance complexe qui se meut sur le triple plan du réel, du textuel et de l’imaginaire » . En ce sens, l’auteur est obligé, pour se rendre visible, de se pourvoir d’une image de marque que lui renvoient les acteurs du champ littéraire, les autres écrivains, les critiques, les éditeurs, les lecteurs . Ce jeu de miroir, cette construction de soi sur la scène littéraire peut revêtir des aspects contrastés car elle est tributaire d'univers culturels solidaires des civilisations ou ils se développent . Or, au Vietnam, dans la première moitié du XX° siècle, deux mondes de l'art, l'univers littéraire sino-vietnamien et l'univers littéraire occidental, qu'auraient du séparer le temps et l'espace se côtoient et s'affrontent . Si l'on construit une typologie autour de deux axes, culture sino-vietnamienne/culture occidentale et engagement/désengagement, quatre figures littéraires apparaissent : le Mandarin, l'Amateur, l'Esthète et le Militant . Ces figures ne renvoient pas, bien évidemment, à des individus réels ou à des écoles littéraires mais à un espace de polarisation de caractère idéal typique .

L'univers littéraire des lettrés vietnamiens est profondément influencé par les trois doctrines (tam giao), le bouddhisme, le taoïsme, le confucianisme, qui s'influencent réciproquement . Mais, nous le savons, le confucianisme, à partir du XV° siècle, exercera un rôle prépondérant . Or pour les confucéens, la littérature qui prend sa source dans le sacré a essentiellement pour finalité d'éduquer, de mobiliser, d'organiser et de perfectionner l'individu et par là d'améliorer la société . Si les confucéens stimulent donc l'amour des études, le culte des livres et de l'écriture, c'est moins pour le plaisir du texte que dans un but d'éducation morale . Aussi définissent ils la littérature comme le véhicule de la voie" (van di tai dao) . Plus précisément, littérature, philosophie, morale et politique forment un tout : "Le véritable artiste est celui qui réalise dans son existence d'une manière équilibrée et harmonieuse, selon les principes dictés par les anciens, ces quatre activités supérieures" . En ce sens, l'activité littéraire ne saurait être assimilée à une profession : "L'ancienne littérature était une littérature bénévole . On était lettré, mandarin, on vivait de ses rizières et de sa solde, tout en écrivant des œuvre littéraires, sans jamais penser à recevoir des rétributions . Le mandarin rédigeait des édits, des ordonnances, des ouvrages d'histoire et d'éducation pour justifier son rôle de fonctionnaire . Le lettré composait des poèmes pour sa propre jouissance esthétique et pour celle de ses amis" .

Mais le rapport du lettré à la littérature n'est pas univoque . Avec le professeur Tran Dinh Huu on peut distinguer deux types, celui de l'Amateur (Nguoi tai tu) et celui du Mandarin qui comprend deux sous types, le Lettré engagé (Nguoi hanh dao) et le Retraité de la vie publique (Nguoi an dat) . Ainsi la figure du mandarin est double ou plus exactement deux figures caractérisent deux positions, deux moments de la carrière mandarinale . Le Lettré engagé est celui qui assume au nom de l'empereur les devoirs de sa charge . Il est guidé par l'éthique de responsabilité (xuat the) qui lui dicte ses devoirs au service de l'intérêt général . Mais face aux erreurs du pouvoir, lorsque il estime que l'empereur a perdu le mandat du ciel il développe l'éthique de conviction (tu tai) et se retire dans son village, loin du pouvoir pour se consacrer à la méditation et au perfectionnement individuel" . L'éthique de conviction tend à déboucher sur une littérature morale et patriotique, souvent rédigée en chinois classique, l'éthique de responsabilité sur un lyrisme plus personnel, porté par le chu nôm . Si l'on se réfère à la figure exemplaire de Nguyên Trai on peur ainsi opposer Proclamation sur la pacification des Ngo et Ecrits à l'armée aux Recueil de poème en langue nationale . Ce va et vient entre engagement et désengagement (xuat xu) est donc caractéristique de l'éthique du mandarin guidé par le confucianisme .

A cette figure double du Lettré, engagé ou retraité, mais motivé par l'intérêt collectif, s'oppose la figure plus "individualiste" de l''Amateur . Mais cet individu n’est pas un individu occidental qui existe comme individu générique, citoyen égal en droit aux autres citoyens qui se mesure "à l'aune du système métrique, à l'horizontale", c’est un individu asiatique qui "s'inscrit dans une transcendance verticale" . En effet les modèles de l’individu, dans l’Asie sinisée, qu’il s’agisse du héros libérateur, de l’ermite, du maître zen ou de l’homme de talent, auquel on peut rattacher l’Amateur, renvoient tous à une affirmation de soi qui vise à l’exceptionnel, à l’extraordinaire et par là à la solitude . Même s’il est généralement passé par le moule confucéen pour avoir tenté ou même avoir brillamment réussi les concours, l’Amateur cultive ses goûts personnels pour la poésie, revendique la liberté et jouit des plaisirs terrestres, au premier rang desquels l’alcool et les femmes . En ce sens il se rapproche de certaines figures de l’écrivain occidental . Mais alors que ce dernier, du moins depuis le Romantisme du début du XIX° siècle et « le sacre de l’écrivain » , bâtit son personnage sur l’originalité créatrice, l’Amateur poursuit une quête de perfectionnement intérieur qui emprunte au Taoïsme des « analyses visionnaires, dépassant les contraintes matérielles au quotidien » et « une démarche de recherche individuelle détachée à la fois de l’œuvre de bienveillance des bouddhistes et de la morale collective de l’harmonie sociale des confucéens » .

La rencontre avec la culture occidentale et l’insertion, de ce fait, de la littérature vietnamienne dans l’espace périphérique du champ littéraire français entraîne, non seulement, nous le savons, un changement du système d’écriture, l’apparition de nouveaux genres et de nouveaux thèmes littéraires, mais encore le surgissement de figures nouvelles . Cependant les figures anciennes ne s’évanouissent pas, elles persistent non seulement dans la personne des survivants mais contribuent encore à influencer les figures nouvelles . Cette co-présence de deux traditions littéraires est d’abord donnée à voir dans le corps des écrivains ou plus précisément, si l’on se réfère à Marcel Mauss, dans les techniques du corps qu’il définit en ces termes : « J’entends par ce mot la façon dont les hommes, par société, d’une façon traditionnelle savent se servir de leur corps » . En effet, en passant de l’Orient à l’Occident les écrivains vietnamiens sont passés des idéogrammes calligraphiés au pinceau, de bas en haut et de droite à gauche aux mots de l’alphabet latin écrits de gauche à droite et de haut en bas, avec une plume, un stylo ou une machine à écrire . Or, la graphie verticale suscitait « toute une hiérarchie du haut et du bas, du dextre et du senestre, des valeurs d’espace et de temps et influençait même la manière de couper un fruit, de tailler un manche de hache, de construire une maison ou une villa », en débutant « par le toit ou le rempart, la partie la plus haute » . Le passage au quôc ngu entraîne donc une transformation profonde de la manière d’écrire et de lire qui s’accompagne d’une révolution dans la manière de se vêtir . Les lettrés modernisateurs s’étaient déjà coupé le chignon, au grand dam de leurs aînés, les écrivains des années trente vont abandonner la robe et le turban pour le costume, la cravate et la raie sur le côté . Ecrire devient aussi un métier . La publication de poèmes, de nouvelles, de romans, en volume ou en revue, est rémunérée . Certes, comme en France d'ailleurs, très peu d'écrivains peuvent vivre de leur plume, mais beaucoup exercent des professions en rapport avec l'activité littéraire, éditeurs, journalistes, instituteurs, professeurs du secondaire ou du supérieur . Ce sont désormais des professionnels . D'autre part, avec les progrès de l'alphabétisation, les œuvres touchent un assez vaste public, bien au delà du cercle étroit des lettrés de l'ancienne littérature .

Ces écrivains occidentalisés se différencient les uns des autres par leur appartenance à des écoles littéraires différentes, mais nous avons pu constater que ces affiliations n'étaient pas évidentes . Aussi le principe d'opposition engagement/désengagement nous semble t-il encore pertinent pour dégager deux nouvelles figures d'écrivains, l'Esthète et le Militant . Bien évidemment l'alternative engagement/désengagement n'a pas la même signification . Dans l'entre-deux guerres elle ne renvoie pas au xuat-xu, mais à la façon de se positionner face aux problèmes économiques et sociaux et à la domination coloniale . Mais ces deux types d'opposition ne sont pas incommensurables . Plus exactement, du côté du pôle de l'engagement la filiation est avérée entre le Mandarin et le Militant, alors que la solution de continuité entre l'Amateur et l'Esthète semble plus problématique . Comme le met bien en évidence le professeur Trinh Van Thao, la tradition confucéenne se perpétue dans le comportement des intellectuels marxistes vietnamiens des années trente, en majorité issus de familles de lettrés " à travers la persistance de la mythologie du Mandat qui épouse admirablement la conception léniniste du parti et de l'intellectuel guide omniprésent et son attachement à l'état autoritaire, sur le triple registre du "culte du savoir (et de sa fonction sociale) du culte de l'autorité (et de sa fonction régulatrice), du culte de la légitimité morale ( et du mandat intellectuel)" . Plus largement, au "confucianisme d'état de Pham Quynh" s'oppose le "confucianisme populaire de HoChi Minh" . En effet, en matière de littérature, la figure du militant, déjà en germe chez certains écrivains du Groupe de littérature autonome, se consolide dans le courant réaliste et naturaliste de la fin des années trente et culmine dans le réalisme socialiste du Parti Communiste Vietnamien .

Bien qu'influencé par le romantisme et la doctrine de l'art pour l'art les membres du Groupe littéraire autonome ont aussi des visées militantes . Trois des "dix commandements" de Hoang Dao, l'idéologue du groupe, vont dans ce sens : chaque jour, croire toujours au progrès ; vivre selon un idéal ; avoir une activité sociale . Cette orientation militante se concrétise principalement, nous l'avons vu, dans la défense du droit des femmes à choisir leur destin . D'autre part, Nhât Linh, Khai Hung et Hoang Dao figurent parmi les dirigeants du Parti populaire de Dai Viet ("Dai Viet Dan Chinh"), pro-japonais, avant de rejoindre les rangs du Parti National Vietrnamien (Viêt Nam quôc Dan Dang"), proche de Kuomintang . Les animateurs du courant réaliste et naturaliste son également des militants, tant par le contenu de leurs œuvres que par leurs engagements . Nguyên Cong Hoan, par exemple, milite en faveur du parti nationaliste de Nguyên Thai Hoc, puis en faveur de la S.F.I.O avant de rejoindre le courant communiste . Ce qui lui vaudra l'interdiction de son roman L'Impasse, en 1938, et la surveillance constante de la Sureté . Ce sont en effet les militants du parti communiste qui vont véritablement incarner la figure du Militant . En Avril 1943, dans la lancée de la création de l'Assemblée Culturelle pour le Salut de la Patrie ("Hoi van hoc cuu quôc"), le Comité Central du Parti Communiste Vietnamien publie les Thèses sur la Culture Vietnamienne dont les principes sont les suivants : 1) La base économique d'une société et le système économique reposant sur cette base détermine entièrement la culture de cette société ; 2) Le front culturel fait partie des trois fronts avec le front économique et le front politique, il faut faire non seulement la révolution politique mais aussi la révolution culturelle ; 3) La révolution culturelle doit se faire sous la direction du Parti Communiste ; 4) L'une des tâches à assumer est la lutte au plan des écoles littéraires et artistiques, contre le classicisme, le naturalisme, l'art pour l'art, de telle façon que le réalisme socialiste l'emporte ; 5) Pour mobiliser les personnes il faut éditer, faire de la propagande, organiser les écrivains . La littérature militante, souvent clandestine, se manifeste dans la prose, par exemple dans des romans comme L'évasion (1939), de Cuu Kim Som, interdit peu après sa parution, qui narre l'évasion de sept détenus communistes de la prison de Hoa Lo à Hanoï . Mais ce sont par excellence les poètes qui illustreront cette littérature . Les journaux du Parti, aussi bien Le Vietnam Indépendant (1941) que Le salut national (1942) et Le drapeau de la libération (1942), publient de nombreux poèmes . Ces poètes, bien souvent, ne sont pas des écrivains professionnels, mais des militants, des combattants, dont les texte sont rédigés en prison . Ainsi, une floraison de chants et de poèmes, en majorité anonymes, accompagna l'insurrection des Soviets du Nghe Tinh, en 1930 . Mais cette poésie de combat est aussi cultivée par des cadres dirigeants comme Song Hông, Tran Huy Liên, Le Duc Tho et, bien sûr, Ho Chi Minh . Vont suivre les écrivains professionnels, au premier rang desquels Tô Huu que Nguên Khac Viên présente en ces termes :" Avec Tô Huu, la poésie révolutionnaire non seulement prend pied, elle s'impose face à la poésie romantique jusque-là pour ainsi dire maîtresse du terrain . Ce souffle moderne, ces formes d'expression nouvelles, ce langage direct qui vient du cœur ne sont plus l'apanage de l'individu en proie à la solitude, au doute, voire au désespoir, la poésie du cœur vient de la part d'un jeune militant qui élève son chant à la gloire d'une ère nouvelle dont les poèmes annoncent la venue proche" .

C'est parmi les représentants de la poésie romantique qu'il faut chercher les incarnations de la figure de l" Esthète . L'Esthète est aussi un rebelle, un révolté, mais dans l'orbite de l'art pour l'art . S'il rompt avec le monde bourgeois c'est pour vivre la vie d'artiste à l'exemple de ses modèles français, Musset, Verlaine et Rimbaud . Le critique Tran Thanh Mai décrit en ces termes les "scènes de la vie de bohème" du poète Han Mac Tu et de ses amis :" Ils n'ont pas de chaises ni de nattes . La nuit ils étendent de vieux journaux sur le plancher même pour se coucher ... Ils croient que seule cette façon de vivre peut leur donner l'inspiration et s'en vantent sans cesse . Quand ils veulent faire de la littérature ou de la poésie, ils n'ont qu'à se coucher à plat ventre profitant uniquement de la lumière d'une lampe électrique de la rue pour travailler " . En ce sens, la figure de l'Esthète semble essentiellement devoir ses traits au modèle littéraire occidental, sans lien avec la figure de l'Amateur . Mais pour être plus labiles les liens de filiation ne sont peut être pas inexistants . Une lecture attentive de l'œuvre poétique et romanesque de Pham Van Ky pousse à aller dans ce sens . On peut aussi retrouver nombre des traits de l' Amateur dans l'œuvre et la manière d'être de Nguyên0 Tuan, ce vietnamien vietnamissime, raffiné, exigeant, excentrique et rebelle à la censure, que Tô Hoai, en 1992, dans sa chronique des milieux littéraires, Des pas sur le sable (" Cat bui chân ai"), croque ainsi : "Un jour, en marchant, j'aperçus de la rive opposée du Lac de l'épée restituée Nguyên Tuan dans la Taverne Royale, ce bar à la française dont les bâches, telles de grosses ailes, couvraient tout le trottoir . L'écrivain était habillé d'une façon curieuse et extravagante . Turban élégant, robe de brocart, à la main un long éventail remplaçait la canne, aux pieds des mules à bout pointu et des chaussettes . Pourtant cette année là il devait à peine avoir trente ans . »

Conclusion

En 1945, la nouvelle littérature vietnamienne est née et le quôc ngu a définitivement détrôné le chu nôm et le chu han . Pour les contemporains un roman ou une poésie moderne ne sont pas seulement définis comme une fiction en prose ou un poème qui décris les émois du cœur mais encore comme des œuvres imprimées en alphabet latin . Ce passage de l’Orient à l’Occident et des « caractères à l’alphabet latin entraîne la fin du règne des lettrés . Les derniers concours littéraires confucéens ayant été supprimés en 1915 au Tonkin et en 1918 en Annam, le vietnamien écrit en chu nôm va désormais devenir une langue morte, comme le latin ou le grec en Occident, une langue d’érudits et de spécialistes et non plus d’écrivains, une langue que l’on apprend à l’université et non plus au village ou dans la famille . Le calligraphe est perçu désormais personnage anachronique  .

Que sont les clients d'antan devenus ?

Attristé le papier rouge cache son éclat

L'encre se cantonne dans l'encrier morose

Le lettré est toujours assis là

Sans que personne ne le voie

Les feuilles jaunies tombent sur son papier

Dehors la pluie et la poussière passent.

Après 1945, la guerre de décolonisation, la défaite de 1954 et le départ des français entraînent progressivement une quasi rupture des relations politiques et culturelles entre la France et le Vietnam, ce qui stoppe bien évidemment la progression de la langue française et aboutit à terme à un recul considérable de son usage . Le vietnamien, aussi bien au nord qu'au sud, est désormais la langue de l'administration et, sauf exception, de l'enseignement primaire, secondaire et supérieur . De ce fait la littérature française cesse d'être le modèle privilégié . D'une part la littérature vietnamienne se ressource dans la littérature populaire et développe de nouveaux thèmes, au premier rang desquels ceux de la guerre de libération et de l'édification d'une société socialiste . D'autre part, d'autres littératures, la littérature russe au nord et la littérature anglo-saxonne au sud, inspirent désormais les écrivains vietnamiens .

Ce n'est qu'à partir de la fin des années 70 que les relations entre la France et le Vietnam reprennent consistance et que l'on assiste à une relance de la francophonie, désormais délivrée des aléas de la relation coloniale . Le Vietnam prend progressivement sa place dans les organisations francophones . En 1998, toutes formes d'apprentissage et tous niveaux confondus, on peut estimer qu'approximativement 13 5000 vietnamiens suivent des cours de langue française . Néanmoins, la proportion des francophones réels s'élève à 110 000, 0;13% de la population, celui des francophones occasionnels à 275 000, 0,36% de la population . De plus, nombre de locuteurs ont dépassé 60 ans . Enfin, surtout depuis l'ouverture du pays, en 1986, la littérature vietnamienne s'ouvre aux littératures du monde entier et parmi celles ci la littérature française, qui reste le modèle des générations anciennes, ne parvient pas encore véritablement à retrouver audience auprès des jeunes écrivains, en raison du déclin de la francophonie . En dépit des efforts qui sont faits, le français est il donc voué à devenir une langue résiduelle, parlée par quelques nostalgiques du passé et enseignée à l'université dans quelques secteurs comme la gestion économique, le droit, la médecine ? La perte d'influence de la littérature française est elle inéluctable ? Le processus de déclin n'est pas certain, mais encore faut il être lucide sur les modalités de maintien, voire de l'extension de la francophonie et des contacts littéraires entre la France et le Vietnam . Même si les moyens mis en œuvre par la France sont augmentés, il est exclu qu'une large proportion de vietnamiens se mettent à l'école de la langue et de la littérature française . En matière de diplomatie, d'échanges commerciaux, de technologie avancée et de tourisme la prépondérance de l'anglais dont l'enseignement est devenu quasi obligatoire semble irréversible . En revanche, il n'en est peut être pas de même en matière de relations culturelles, si l’on partage l’espoir du Docteur Nguyên Khac Viên . Lors de l'allocation qu'il prononça en 1992 à l'Ambassade de France, quand il reçut le prix de la francophonie, il déclarait en effet : " Ni le développement des échanges commerciaux, ni celui du tourisme ne suffisent à garantir la survenue d'une ère de compréhension, d'empathie réciproque entre les peuples et les nations . Les échanges économiques ne sauraient qu'en créer lez prémisses, seule une interpénétration culturelle authentique permet de bâtir des fondements durables . Car seuls les produits culturels portent la marque d'une spécificité nationale irremplaçable" .

Institut de Recherche sur le Sud Est Asiatique.


© CẤM ĐĂNG TẢI LẠI NẾU KHÔNG CÓ SỰ ĐỒNG Ý CỦA TÁC GIẢ VÀ NEWVIETART .



TRANG CHÍNH TRANG THƠ ĐOẢN THIÊN TRUYỆN NGẮN NHẬN ĐỊNH